Par Jean-Pierre Duteil - Professeur à l'université de Paris VIII

Aborder l'histoire de la christianisation du Japon, c'est tout d'abord chercher à démêler un réseau complexe d'ambiguïtés, de malentendus et de relations de pouvoir. Pour les Japonais, les missionnaires chrétiens furent, dès l'arrivée de François-Xavier, considérés comme le cheval de Troie d'un monde occidental dont ils se méfiaient, sans pour autant refuser certains apports techniques ou soutiens diplomatiques. Pour les jésuites, le Japon fut une terre de mission dont ils saisirent vite la richesse et l'originalité et où, avant Matteo Ricci en Chine, ils mirent en pratique leurs théories de l'adaptation. Pris dans les guerres civiles qui ravagèrent le Japon, soutenus par les uns, accusés par les autres, les missionnaires et les chrétiens japonais payèrent d'un lourd tribut le choix que fit le Japon de se fermer pendant deux siècles aux influences occidentales et de s'en tenir aux traditions et aux religions nationales.

La prédication de François-Xavier

L'implantation du christianisme au Japon commence avec la prédication de François-Xavier, l'un des fondateurs de la Compagnie de Jésus, parti pour l'Inde portugaise comme nonce et légat du pape. Arrivé à Goa en 1542, il se consacre à l'évangélisation des Pâravars, pêcheurs de la côte de Malabar. Quelques années plus tard, il décide de poursuivre son œuvre en direction de l'est, et part pour Malacca après avoir confié sa première mission au Père Gaspar Barzée assisté de quatre jésuites. À Malacca, devenue portugaise depuis 1511, il prend contact avec les communautés chinoise et japonaise ; c'est au sein de cette dernière qu'il fait la rencontre de Yagiro, un Japonais qui semble avoir été passablement bavard et qui lui brosse un tableau de son pays. En retour, François-Xavier lui prêche l'Évangile et le baptise, lui donnant le nom de Paul de Sainte Foi. Le 24 juin 1549, le légat pontifical, Yagiro et deux domestiques baptisés à Goa partent vers le Japon sur un navire portugais. Depuis quelques années seulement, des négociants lusitaniens touchent l'archipel : ils y font le commerce des arquebuses et leur première arrivée à Tanegashima remonte à 1543. Les Espagnols, eux, ont touché Hirado. Aucune tentative sérieuse d'évangélisation n'a été faite.

Le 15 août 1549, le navire sur lequel se trouve François-Xavier arrive à Kagoshima, à l'extrémité méridionale de Kyûshû. La ville et sa région se trouvent alors sous l'autorité de Shimazu Takahisa, et Yagiro, qui est originaire de la ville, va rendre ses devoirs à son seigneur. Il lui aurait expliqué le christianisme et présenté une peinture représentant la Vierge : Shimazu et sa mère se seraient aussitôt prosternés. Quoi qu'il en soit, François-Xavier peut entrer en contact avec seigneur local à la fin du mois de septembre ; il reçoit l'autorisation de prêcher librement. Dès cette période, François-Xavier essaie de commencer sa prédication en japonais. Il a commencé à apprendre cette langue sur le bateau, avec l'aide de Yagiro, puis se perfectionne à Kagoshima. Il réussit à traduire le Symbole des apôtres en japonais, puis, si l'on suit sa légende, réitère plusieurs miracles du Christ : il guérit un lépreux, procure aux pêcheurs une pêche miraculeuse, ressuscite une jeune fille. Il est aidé par un catéchiste, qui parle couramment et a reçu le patronyme espagnol de Fernandez.

En août 1550, François-Xavier atteint le port d'Hirado, dans une petite île au nord-ouest de Kyûshû. Il séjourne à la résidence impériale de Kyoto, durant onze jours, en janvier 1551 ; puis il reste cinq mois à Yamaguchi, sur Honshû, d'avril à septembre 1551. Ensuite il quitte le Japon en novembre, avec les deux convertis, Matteo et Bernardo, pour gagner la Chine, étant persuadé que c'est de ce pays que provient l'essentiel de la civilisation japonaise ; on sait qu'il ne réussit pas à pénétrer dans la Chine des Ming, alors fermée à l'étranger, et s'éteint sur le petit îlot de Xengchuan, face à Canton, en 1552. Durant les mois de sa prédication, François-Xavier a eu des contacts importants : avec des bonzes de diverses sectes, dont celle du Shingon ; avec le daimyo de Bungo, qui accepte de se convertir. Il a connu nombre de difficultés, a failli se faire lapider à Kyoto après avoir prêché contre les idoles, et a été confondu avec un bonze en raison de l'expression Deus – Dieu en portugais –, confondue par ses auditeurs avec Dainishi, désignation japonaise du Bouddha. Mais ses nombreuses conversions et surtout ses méthodes d'apostolat lui ont permis de poser les bases de l'évangélisation du Japon.

Les premières fondations

Pendant la trentaine d'années qui suivent le départ de François-Xavier, les chrétientés se développent sans heurts très importants. Les progrès sont cependant très lents, en raison de l'hostilité du clergé bouddhique, des troubles politiques qui agitent alors le Japon et de la rareté des missionnaires. Ces derniers ne sont que deux de 1552 à 1556, puis trois jusqu'à 1562, pour passer à six en 1570. Les chrétientés laissées par François-Xavier sont parfois à l'abandon : c'est le cas de Kagoshima, en dépit de la bienveillance de Shimazu à l'égard des chrétiens. La ville n'est visitée par le frère coadjuteur Almeida que pendant l'hiver 1561-1562. Yamaguchi est confrontée à la guerre civile : elle passe à un nouveau seigneur, Ouchi Yoshinaga, qui promet de protéger les missionnaires. Le P. de Torres y a construit une église en 1552 et deux moines bouddhistes ont accepté de recevoir le baptême : il s'agit de Kyôzen et Senyô, qui deviennent respectivement Paul et Barnabé. Venus du monastère de Tonomine, ils se font catéchistes. Mais en 1557, la situation se détériore : Yoshinaga est tué par son puissant voisin, Môri Motonari ; l'église brûle en même temps que la ville, et la mission reste sans prêtre jusqu'en 1586. À Hirado, environ cinq cents chrétiens restent sans missionnaire jusqu'en 1555, qui voit l'arrivée du P. Balthazar Gago, rejoint deux ans plus tard par le P. Gaspar Vilela. Les deux jésuites sont invités par un seigneur converti, Antoine Koteda, à évangéliser les îles voisines de Takushima et Ikitsuki. Koteda semble vouloir y attirer le commerce portugais, comme à Hirado ; effectivement, la mission semble prometteuse, et six cents personnes y reçoivent le baptême jusqu'à ce que Koteda et le P. Vilela s'en prennent aux temples bouddhistes. La réaction est immédiate : l'église est abattue et le P. Vilela doit quitter les îles. L'église ne sera reconstruite qu'en 1564. Enfin, une mission permanente existe également à Hakata. Ôtomo Yoshihige, seigneur de Bungo, a donné un terrain aux missionnaires dans sa capitale, Hakata ; le P. Gago pose les fondements de cette mission en 1557, mais une rébellion éclate contre Yoshihige. Le P. Gago et son catéchiste Fernandez sont jetés en prison, où ils restent trois mois avant de s'échapper, déguisés en femmes.

es débuts peuvent sembler modestes, mais le sont relativement beaucoup moins que dans d'autres parties de l'Extrême-Orient, comme le Siam, le Cambodge ou même l'Inde. Les jésuites bénéficient de l'intérêt des féodaux : il y entre des considérations économiques, comme le désir d'attirer les « grands navires » portugais venus de Macao et un commerce fructueux. Mais les arrière-pensées sont également politiques ou stratégiques : les Portugais apportent avec eux des arquebuses. Même si le principe de la poudre et des armes à feu est connu de la civilisation chinoise, les tubes lance-flammes et escopettes en bronze des Chinois restent moins efficaces que les armes européennes, et peu répandus au Japon. Enfin, l'appui des religieux catholiques peut faire un utile contrepoids à l'influence des grandes sectes, ou plus exactement des grands monastères du bouddhisme. Les missionnaires, alors tous jésuites, restent très gênés par les difficultés financières. Un apport d'argent extérieur leur est indispensable ; avant 1574 ils ne perçoivent qu'un petit subside officiel du Portugal, pris sur les douanes de Malacca et correspondant à cinq cents cruzados par an. Ils bénéficient toutefois de donations de marchands portugais, comme Luis Almeida qui décide d'entrer dans la Compagnie de Jésus et donne sa fortune aux missionnaires du Japon. Certains féodaux chrétiens font également des efforts financiers : Yoshihige octroie aux missionnaires une rente annuelle, comprise entre trois et cinq cents cruzados. Mais au total, ces subsides restent insuffisants et le besoin d'argent frais est à l'origine des opérations de commerce que décident de faire les jésuites, entre Macao et Hirado. Cette décision, prise « pour la bonne cause », est alors désavouée par le général de la Compagnie de Jésus, Francesco Borgia, en 1567.

La mission catholique du Japon continue à gagner des villes et des régions, surtout dans l'île de Kyûshû, dans les années 1570 : à Yokosura, le P. de Torres et le frère Almeida baptisent Omura Sumitada, devenu le premier daimyô chrétien. Une fois encore, la destruction des temples et statuettes bouddhiques provoque une révolte populaire et leur expulsion. Ils gagnent Nagasaki, grand port ouvert sur l'ouest et destiné à devenir la capitale du christianisme japonais, où le P. Vilela a commencé la prédication. Un temple bouddhiste y est transformé en « église de Tous les Saints ». À Kuchinotsu, Yoshisada, le seigneur d'Arima, ordonne lui-même à ses vassaux de suivre la prédication du frère Almeida ; il est baptisé en 1576. Almeida fonde également des missions à Shimabara, puis dans l'archipel d'Amakusa. Mais les seigneurs locaux semblent là surtout intéressés par le commerce portugais et apostasient quand ils se rendent compte que la mission catholique ne provoque pas automatiquement l'arrivée des vaisseaux portugais…

Les missions les plus importantes restent celles de Bungo et de la région de Kyoto. Au Bungo, Ôtomo Yoshihige est intéressé par le commerce portugais ; bien que celui-ci reste discret, le seigneur continue à protéger les missionnaires, en particulier à Funai, mission fondée par François-Xavier et poursuivie par Luis Almeida, qui est à l'origine de fondations charitables : deux hospices et une pharmacie sont appelés à y jouer un rôle essentiel. Sakai est un port franc et la plus importante des places de commerce. Le P. Vilela y est reçu par un riche marchand, Fukuda. Enfin, le cas de Kyoto est essentiel. François-Xavier, faute de missionnaires, n'a pu y ouvrir une église ; à sa suite, les missionnaires sont persuadés que l'empereur et le shôgun n'ont qu'une autorité nominale, et que l'autorisation de prêcher ne peut être obtenue qu'avec l'appui de la secte bouddhique Tendai. L'ancien bonze Paul Kyôzen réussit donc à obtenir une entrevue avec le supérieur du monastère Hieizan. Les troubles politiques font échouer ce projet ; c'est pourquoi le P. Vilela et deux catéchistes décident de s'habiller en moines bouddhistes pour pénétrer dans Kyoto. Ne réussissant pas à obtenir l'aide des monastères, ils décident de prêcher sans leur consentement et finissent même par obtenir l'aide de certains religieux ainsi qu'une permission officielle qu'ils affichent à l'entrée de la résidence. Ils reçoivent un grand nombre de visites, mais peu de conversions : la secte Nichiren leur intente un procès pour trouble de l'ordre public. Le P. Vilela se défend si bien qu'il obtient la conversion de ses juges et d'un grand seigneur, Takayama, suivi d'un groupe de soixante-treize vassaux, dont plusieurs samurais.

Alessandro Valignano, un Visiteur général réformateur

Cette mission qui démarre se trouve réorganisée en profondeur par un jésuite, Alessandro Valignano. Né à Chieti en 1539, entré dans la Compagnie de Jésus, il est envoyé en Extrême-Orient en 1573 par le Général Everard Mercurian au titre de Visiteur général. Il arrive au Japon en 1579, après l'Inde et Malacca. Dès son arrivée à Kyûshû, il est frappé par un grand décalage entre le ton enthousiaste des rapports et les réalités du « terrain ». En fait, le supérieur des jésuites, Cabral, obligeait les catéchistes ou dôjuku à adopter purement et simplement les habitudes européennes, sans aucun égard pour celles du Japon. Valignano décide d'introduire dans cette mission, avant Matteo Ricci en Chine, les théories de l'« adaptation ». En 1581, il rédige un code de comportement à tenir vis-à-vis des coutumes, préconise une organisation hiérarchique calquée sur celle du bouddhisme zen, la plus respectée des tendances bouddhistes. Tous les missionnaires jésuites doivent se répartir en six « grades » : vice-provincial ; supérieurs des trois districts de Shimo, Bungo et Kyoto ; prêtres ; frères ; novices et catéchistes ou dôjuku. Le même code de politesse s'impose, en revanche, à tous. Cette réforme étonnamment « moderne » est loin de faire l'unanimité, même chez les jésuites ; bien au contraire, Valignano se heurte pendant quelque temps à l'opposition du Général Claudio Acquaviva. Il finit toutefois par imposer ses conceptions et peut proposer sa seconde grande idée : l'obligation pour tous les missionnaires d'apprendre la langue japonaise. Cela suppose un an et demi d'études pour les grands débutants : le Visiteur donne l'ordre de préparer une grammaire et un dictionnaire, et ouvre une école de langues à Usuki (Bungo) ; elle est confiée au frère Paul Yôfôken. En 1582, la grammaire japonaise est achevée.

Enfin, les idées de Valignano amènent à la création rapide d'un clergé japonais, ce que son prédécesseur Cabral refusait, considérant que les Japonais n'étaient pas « mûrs » pour devenir prêtres. Dès 1580, le nouveau Visiteur prévoit la création de trois séminaires, un pour chaque district ; les candidats seront pris parmi les fils de samurai, dès l'âge de douze ans, et porteront le crâne tondu comme les moines bouddhistes. En ce qui concerne la lecture, Valignano avait des idées très précises sur les livres que les futurs prêtres doivent utiliser : il avait peur de l'hérésie véhiculée par les Anglais et décide de monter une imprimerie sur place. En fin de compte, deux séminaires sont établis : Arima, à l'ouest de Kyûshû, dans un temple bouddhiste désaffecté donné par le daimyo ; et Azuchi, près de Kyoto, dans une propriété donnée par Oda Nobunaga, sur les rives du lac Biwa. Mais à la mort de Nobunaga en 1582, Azuchi est saccagée par les troupes de ses ennemis, et le séminaire est transféré au château de Takatsuki. Enfin, un noviciat est mis en place à Usuki (Bungo), avec un collège à Funai, à l'est de Kyûshû. La classe de philosophie commence en 1583, celle de théologie en 1587 ; les premiers jésuites japonais sont ordonnés en 1601.

Afin de faire connaître ces résultats spectaculaires, Valignano envoie une « ambassade » en direction de l'Europe. Quatre jeunes nobles sont envoyés vers le pape et le roi d'Espagne par les daimyos chrétiens de Bungo, Ômura et Arima : il s'agit de Mancio Itô, Michel Chijiva, Martin Hara et Julien Nakaura, tous âgés de quinze ans et étudiants au collège, qui ont quitté Nagasaki en 1582 avec leur précepteur et Valignano, pour atteindre Lisbonne en août 1584. Ils sont reçus en audience à Madrid par Philippe II, puis prennent le chemin de l'Italie : Grégoire XIII les reçoit en audience le 23 mars 1585, et peu après ils assistent au couronnement de Sixte V. Les envoyés demandent l'érection d'un diocèse au Japon, puis ils rentrent après avoir vu Venise, où le Tintoret réalise leur portrait. Ils sont de retour à Nagasaki en 1590 ; dès 1588, Sixte V a érigé le diocèse de Funai. Sébastien de Morales est choisi comme premier évêque du Japon.

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